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DA
Tu viens de dire que pour un projet hypothétique, futur, tu serais amenée à vendre ton âme au Diable. Alors qu'est-ce que tu veux dire exactement ?

FA
Je viens de comprendre aujourd'hui ce que ce fameux mythe voulait dire. C'est-à-dire trahir ce que j'aime. Je n'avais jamais compris avant.

DA
Qu'est-ce qui ferait que tu sois forcée à trahir ce que tu aimes ? Ce n'est pas très éthique comme façon de procéder...

FA
C'est une question pratique concernant ce projet qui s'appelle The Hit . Cette pièce consiste à faire une chanson, un vrai «tube», en partant d'une institution du monde de l'art. Ça revient aussi à essayer de lancer un virus à l’intérieur d’une autre structure : le milieu de la musique. Donc le projet du Hit est de créer cet objet dit populaire – en tant que pièce d’art.
C'est une espèce de pied-de-nez, une pirouette de clown, envers une structure qui est donnée comme intouchable. En fait l’idée du «goût de la majorité» est quasi sacrée, et je crois que c’est une arnaque. Je cherche à faire une chanson qui puisse faire son chemin jusqu'aux radios, et qu'à un moment donné on puisse dire « Voici une oeuvre d'art », et elle est dans les charts.
Pas tant pour prouver qu'on peut toucher tous types de gens, mais plutôt pour poser une pièce-virus. C'est un acte physique : vraiment créer une chanson-objet définie comme œuvre d’art, et la placer dans le contexte dit du goût de la majorité.
Il me semble qu'en art contemporain il y a eu beaucoup d'expériences similaires. Mais elles étaient souvent fondées sur l'échec : des artistes ont monté des entreprises par exemple, mais c'était des fausses, rarement des entreprises qui marchaient bien. Alors que cette performance ne peut exister que si le Hit devient Hit, que si cette chanson devient un tube. Je voudrais qu'il y ait une pièce d'art qui se ballade dans cette sphère qu'on appelle le goût populaire.

DA
Et inversement il y a une pratique un peu post-situationniste, basée sur le mauvais goût, qui est justement de faire entrer le goût populaire dans le musée ou le centre d'art.

FA
Je n'oserais pas vraiment définir le goût populaire, je ne sais pas ce que c’est. Ce qui m’intéresse reste l'objet qu'on appelle « tube », et qui serait soit-disant la rencontre d'une musique et d'un public. C'est cette chose-là comme un tout (un objet qui se définit non par sa forme mais par sa réception) que je veux appeler une pièce d'art et qui donc le devient.
En fait l’idée c’est que le public aujourd'hui est devenu forme musicale, à la place de sons agencés horizontalement et verticalement. La forme de la musique populaire est devenue le public lui-même. On travaille sur ce que les services marketing et les DA appellent « le goût des gens » et voilà ce que je veux mettre en scène.
Le coté pratique, qui est comment réaliser que cette pièce dans ce milieu, reste le coté difficile. Mais l'idée est que cet objet soit vraiment défini par le fait que le public soit devenu une forme en musique.

DA
Si je ramène ça au champ de l'art contemporain, on est dans plusieurs typologies de pièces. Il y a un coté conceptuel évidemment. Parce que si la pièce rate, c'est quelque chose qui reste de l'ordre du projet à faire, mais pas forcément du projet impossible, comme on en a vu chez les artistes de la fin des années 60 ou des années 70. Donc les choses peuvent être réalisées ou non, elle peuvent être complètement utopiques. Et l'idée même suffirait à les faire exister. Ensuite il y a une chose qui m'intéresse , c'est par rapport à une tendance de l'art français vis-à-vis du ratage comme tu dis.

FA
L'idée vient d'un travail de plasticien. Maintenant la pratique est exclusivement musicale sauf que je n'ai pas une pratique de musique populaire, c’est le hic. Et là je vais vendre mon âme au Diable. (Je vends ce que je n’ai pas !) Ma musique est pop d'une certaine façon, mais elle n’est pas facile d'accès, alors je l’achète au Diable. La formule : faire 3 accords, un couplet, un refrain qu’on peut fredonner... Je vais vraiment le faire mais ça a été une bataille de 6 ans pour que je l'accepte. Il faut absolument que je fasse comme ça.

DA
Est-ce qu'il y a un coté revanchard dans ce travail ? Parce que ça pourrait être vu comme ça aussi....

FA
Il y a un coté revanchard par rapport au monde du marketing, par rapport à ce qu'on nous impose comme étant désirable.

DA
Ok.

FA
Ce qui est très différent dans la pratique d'artiste plasticien et celle d'un musicien ou de quelqu'un qui monte sur scène, c'est que quand tu montes sur scène et que tu fais un geste tu ne peux pas être cynique, tu ne peux pas te dissocier du fait d'être dans ton corps à ce moment là. Quand tu fais une œuvre et que tu la places sur le mur, ce n'est plus tout à fait toi, et tu ne la joues pas pareil. Quand tu es sur scène, que tu fais une performance ou que tu joues de la musique, tu dois absolument être dans ton geste, tu dois l’interpréter, le faire, le jouer, le maîtriser. Et si tu veux que ta note sonne cynique il faut que tu sois dans une maîtrise technique extrême. Donc tu ne peux pas être dissocié de ton œuvre. Et c'est un des points les plus importants dans mon travail artistique. Je suis musicienne, performeuse, quelqu'un de la scène mais qui a la façon de penser d'une artiste.
Dans le travail avec John Russell au Confort Moderne, la première série de peintures qu'on a réalisée à 2, on s'est basés sur une série de performances ou de tableaux historiques, où justement on retrouvait ce geste qu'on appelait performatif, qui fait ce qu'il fait : ce n'est pas un geste qui symbolise autre chose.

DA
Il y a autre chose qui m'intéresse dans ta pratique, c'est le mauvais goût. Et dans ce que tu vas montrer à La Générale il y a apparemment des scènes de chasse à coure. Alors tout le monde aime beaucoup la chasse à coure, on est très peu à la pratiquer même si on en rêve. Alors pourquoi la chasse à coure ?

FA
Le mauvais goût, c’est assez difficile à déterminer. A la dernière FIAC, j’ai été marqué par deux séries d'œuvres : les derniers tableaux des Chapman et ceux de Rodney Graham. J’ai perçu d’abord une sensation de gêne chez mes amis « Ah non Fabienne ! Quand même pas ça… » Puis le changement quand j’ai dit « Mais c’est Rodney Graham ! ». Cette sensation de gêne m'intéresse, et pas le mauvais goût opposé au bon goût. Quand j'ai fait « The danger of jazz in art » avec Bobby Few, c’était un peu ça que j’ai voulu mettre en scène. « Est-ce qu'elle ne sait pas que peindre derrière un groupe de jazz, c'est ringard maintenant ? » Et je n'arrive pas à voir pourquoi c'est ringard.
Je l'ai aussi vu en Angleterre par exemple quand j'ai présenté de la musique improvisée au Goldmisth College. On a dit « Mais elle a pas compris que c'est fini ça, on est plus dans les années 70 ! » Si j’avais présenté du punk des années 70, ça n’aurait pas eu le même effet… Cette peur du ringard, je la perçois souvent ici.
J'ai eu tellement de commentaires, par exemple, sur la façon de présenter mes dossiers. « T’es folle ! C’est pas la bonne typo ! Comment tu veux qu'ils te prennent avec une mise en page comme ça ! » J’ai l’impression parfois d’avoir une conception de l’art très éloignée de mes collègues… Dans un projet qui présente une pièce d’art, qu’est ce que ça peut bien faire que la typo soit pas celle qui est à la mode, dans le clan des discrets du design ? Il y a une espèce de peur comme ça que je trouve intéressante. Mais c'est la crainte de quoi en fait ? Qu’est-ce qu’on risque ?
J’ai un ami Sahid Bahij qui fait des films sur sa cité à Mantes-la-Jolie, j’ai essayé de nombreuses fois de le montrer à d’autres artistes, qui m’ont témoigné de cette même frousse.... Avant on choquait le bourgeois, aujourd’hui on choque le branché.
Alors tu sais j'évoque souvent l'Enfer pour parler de cette façon de juger de ce qui est bien ou mal qu'on a dans la morale chrétienne, que le monde de l'art pense avoir dépassé, mais qu'on retrouve tout le temps. C'est aussi cette peur de ne pas être comme il faut…

DA
Le titre de ton exposition au Confort Moderne était d'ailleurs « Pourquoi les femmes aiment-elles l'Enfer ? ». C'est dans cette exposition que j'ai vu une des pièces les plus érotiques que j'ai vues ces dernière années, la vidéo des 20 joueuses de batterie seins nus.

FA
La pièce érotique c’est « The withdrawal from conversation, the return to the oceanic, the weight of the breast : 20 women play the drums topless ».Ce qui veut dire « se retirer de la conversation » parce que dès qu'on a parlé de cette pièce on nous a dit « ah ben oui ça va puisque il y a une femme dans les artistes, donc c'est pas sexiste ! » « The return to the oceanic » c'est la mise en scène du primal. ll y a ces poitrines de femmes, premier objet du désir pour les hommes comme pour les femmes. Et puis le son des batteries, des percussions, primal aussi. Ensuite « Le poids de la poitrine »… ça c’est l’aspect théorique... Et « 20 femmes jouent de la batterie les seins nus » qui décrit ce qui se passe.
L’Enfer de La Générale, c’est une autre mise en scène. On cherchait à investir ce rapport à un goût « effrayant » avec Renaud Bézy, mais sans se placer dans une position critique, celle de dénoncer ou de faire le prêtre qui apporte la bonne parole ou la révélation.

J'ai fait récemment des visites d'atelier en tant que spectatrice où j'ai été physiquement touchée, accablée, par des oeuvres que je trouvais si horribles que j'en ai eu mal au ventre. C’est cette sensation que nous voulions développer et expérimenter, en frôler les limites et les frissons, sans cynisme. L'idée n'était pas d'imiter les trucs qu'on trouvait pas bons ou moches, mais plutôt de rentrer dedans, pour voir où on pouvait y trouver une élasticité. Pendant ces visites, je me suis dis que l'Enfer serait d'être enfermée dans un lieu comme ça, d'être obligée de regarder ces choses, éternellement. Je ne pouvais m'accrocher nulle part : une fois que tu t'es dis que c'est du mauvais goût terrifiant, tu n'as rien d'autre pour te rattraper, t’es damné…

 

 

pour Particules, n°23, mars 2009 ©2009