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Le travail de Jagna Ciuchta
 

 
Pour l’avoir exposé, je sais que le travail de Jagna Ciuchta est difficile, qu’il soit transparent, invisible à un regard trop rapide, qu’il reprenne des formes au premier abord si neutres ou si camouflées que beaucoup diront que « ce n’est pas de l’art », ou que son apparente austérité formelle, son minimalisme, fasse appel à un goût décrié par quelques-uns.
On perd peut-être une capacité à dialectiser les fonctions et les formes de l’art, quand on ne maîtrise pas l’étayage de pensées qui a permis à l’art du vingtième siècle de se légitimer.
Mais, bien plus grave, on passe à côté de beaucoup de choses quand on ne considère pas que l’art peut, malgré tout, demander un effort d’attention. Car l’enjeu reste « ce que l’on perçoit sans voir », et transférer une perception ténue en émotion ou en spéculation demande parfois un peu de temps, un peu de calme et de solitude. Ou une volonté de jouer. Ici se trouve la difficulté.
 
Dans son court essai intitulé L’objet cruel, note sur la perméabilité de l’œuvre d’art (1), Nicolas Bourriaud cite une tirade inconnue de Sherrie Levine. Utilisons-la pour souligner ce qui peut nous donner un trousseau de clés à la pratique de Jagna Ciuchta. (De clés il est question quand, comme dans la littérature russe du XIXème, une forme artistique peut être vu comme une fable contenant de multiples niveaux cachés d’interprétations.) J’en reviens à Nicolas Bourriaud :« Levine considère ses peintures comme « des membranes perméables des deux côtés, permettant une circulation entre (…) mon histoire et la vôtre » : la peinture est pour elle un matériau désespérant où s’agglutinent des restes d’un passé éternellement rejoué. »
 
Nos premiers pas suivent la question des « restes d’un passé éternellement rejoué ». La description d’une œuvre éclairera cette formule.
Lorsque je l’ai invitée au Treize, Jagna Ciuchta a reproduit une cimaise et un socle du centre d’art contemporain de Bruxelles (le Wiels), construite pour l’exposition rétrospective d’Alina Szapocznikow l’hiver dernier.(2) Nous nous basions sur des photographies d’exposition vide, qu’elle a prises après son décrochage. Autant dire que reproduire un mur d’exposition, c’est tenter une création qui tient autant dans son programme que dans ses résultats, mais que finalement le processus reste simple : prendre une photographie et tenter de reproduire ce qui est sur cette dernière. À y regarder de plus près, et étrangement, ce mur et ce socle fonctionnent comme des membranes, des filtres de protections, des paravents. Ils sont d’abord, et c’est peut-être ce qui heurte le spectateur, un objet oblitérant, et un monolithe, dans leurs formes les plus simples, et mis en situation de la façon la plus évidente - donc dissimulée - possible. L’œuvre s’intègre à l’espace d’exposition comme si elle avait toujours été là, jouant sur un travail de mémoire qui apparait sur plusieurs niveaux : la mémoire de l’exposition au Wiels, mais aussi la mémoire du Treize, lieu dans lequel l’œuvre se révèle surtout grâce au souvenir des scénographies précédentes. L’enchainement devient vertigineux quand le « passé rejoué » est celui du travail, ancien, d’Alina Szapocznikow, d’une exposition récente à Bruxelles, et, d’un lieu qui accueille la nouvelle installation. Au programme donc, à un geste qui semble conceptuel, se substituent en fait une mémoire physique et un inconscient, des traces non révélées mais belles et bien présentes. On pense à une nostalgie, mais les reproductions sont ici bien trop mécaniques, et l’objet de référence est trop distant, pour que l’idée d’un souvenir positif soit crédible. La frontière entre reconstitution et invention perd son étanchéité.
Une métaphore plus osée serait de comparer le travail de notre artiste à celui d’un de chasseur de fantôme. Et l’audace serait de penser qu’il n’y a pas ici de geste créatif : elle ne débusque pas les revenants, elle reproduit, pour peut-être les invoquer, les conditions d’apparition de ces fantômes pour jouer avec eux. C’est une nostalgie bizarre qui consiste à rendre hommage, par des biais détournés à une artiste qui était, jusqu’à il y a peu, encore confidentielle, et, en pendant, comme un opposé, à un scénographe qui restera certainement pour l’éternité un inconnu.
 
D’un autre côté la métaphore du mur et du socle reste bien celle du soutien, du vide laissé métaphoriquement à la subjectivité du spectateur. C’est un espace libre pour la réflexion.(3)
Les anecdotes, les références à une artiste polonaise ou à une exposition belge peuvent alors devenir artificielles. L’objet est spécifique : ni sculpture, ni installation, ni photographie, ni peinture, il est tout cela à la fois, parce qu’il est l’élément de base de n’importe quelle exposition, il est un contexte. Et en tant que tel, il se frotte par le coté aux humeurs, aux analyses, aux efforts de ses spectateurs. Il apparaît, dans un sens noble, comme une ambiance ou un décor.
D’aucuns verront ici une forme de critique institutionnelle, une manière de révéler les structures et les réflexes qui font l’art d’aujourd’hui. Cette interprétation est bonne. Elle oublie aussi que le travail de Jagna Ciuchta n’affronte personne, et que ses installations se fondent délicatement dans le sol et dans les parois. D’une forme camouflée donc, on peut dire qu’elle constitue autant une mise en aguets qu’une fuite, une façon de disparaître.
Ne pas montrer d’idée trop facile, trop clinquante, devient d’autre part garant d’une complexité de la pensée. Refuser le travail d’auteur comme celui d’une invention pure, mais le revendiquer comme celui d’une appropriation de maîtres passés et d’éléments factuels dénonce une reproduction, un vol, qui devient le travail-même de l’auteur. L’œuvre n’est pas et ne sera jamais son modèle ou son original.
 
On comprend mieux maintenant, en suivant l’extrait de Nicolas Bourriaud, cette métaphore de la « membrane perméable » et cet effet de circulation entre l’histoire de Sherrie Levine et celle du spectateur. Pour poursuivre, j’en viens à la question de la peinture. Personne ne sera surpris que Jagna Ciuchta l’ait apprise au début de ses études, et que, sans que cela ne soit jamais montré, la peinture reste une des bases de sa pratique, un médium autour duquel elle tourne sans jamais l’employer directement.
Je l’ai écrit ailleurs : « Des Grottes de Lascaux aux natures mortes flamandes, des portraits néo-classiques à l’Ecole de Barbizon en passant par les éclairs de Jack Golstein, les bandes de Frank Stella ou les hallucinations de pureté mystique de Kasimir Malevitch, (la peinture) a fait de la question du temps, de la capture ou de la concentration d’un instant, de la vitesse de son auteur, du décalage temporel, de l’atemporalité, du suspens, ses sujets.(4) » Si Jagna Ciuchta opère bien des transpositions spatiales, elle opère aussi des transpositions temporelles, et chaque pièce, en plus de jouer avec le contexte dans lequel elle se situe ou, autrement dit, d’être construite in situ, opère un décalage géographique et temporel. La circulation des histoires devient un ensemble de mouvements à la fois mentaux et physiques. Et la membrane picturale en est la meilleure parabole.
 
Alors l’œuvre de Jagna Ciuchta, prise dans son ensemble, peut bien avoir l’air difficile et austère, elle cache derrière son apparente raideur ou une séduction à la fois simple et espiègle une volonté d’emmener le spectateur au-delà des apparences, au-delà aussi de tout type de narration. Sous l’aspect de sculptures, d’installation ou de photographies, elle reste un vecteur qui nous fait sans cesse regarder ailleurs, un ensemble de formes sur lequel notre vision dévie ou ricoche, pour mieux nous faire sentir, entre autres, la présence surnaturelle de pensées éteintes. Sans mysticisme pourtant ni nostalgie, mais peut-être avec un certain désir de révolte, les spéculations complexes de Jagna Ciuchta utilisent le concept, l’imaginaire, la mémoire, « l’art pour l’art », dans le but de nous démontrer que le souvenir d’un évènement - de ces fleurs et de ces vases, de ces sculptures, qui ont un jour été posés sur un socle comme des objets aussi usuels et bienveillants qu’inquiétants - est probablement plus chargé de sentiments et de pensée que l’évènement lui-même. Mettre dans la balance la mémoire et le contexte, reproduire et s’approprier le noble et le vulgaire, le visible et l’invisible, le mouvant et l’immobile, nous prouve que le plus objectif, le plus pensé, est aussi question de subjectivité et qu’appréhender la complexité reste une question de patience.(5)
 
 
 
(1) In Un art de la distinction, catalogue, éd. Saint-André Centre d’Art Contemporain, Meymac, 1990, p. 8
(2) Artiste polonaise, comme Jagna Ciuchta, née en 1926 et disparue en 1973. L’œuvre de Jagna Ciuchta s’intitulait « Missing Alina. Three ceramic head-shaped vases with flowers. After the exhibition “Alina Szapocznikow : Sculpture Undone, 1955-1972“ WIELS, Brussels, 2012 ; curated by Elena Filipovic and Joanna Mytkowska, scenography by Kwinten Lavigne. »
(3) Je passe au lecteur les innombrables théories du « white cube » qui, d’une façon embryonnaire, relient la place laissée à l’interprétation du spectateur depuis la fin des années 50 aux murs blancs de l’espace d’exposition.
(4) Emilie Bazus, catalogue du Salon de Montrouge, 2012
(5) « Néanmoins, au-delà de la surface de l’art,
Mettre à l’épreuve sa structure sous-jacente,
Le pouvoir silencieux de l’art,
Exige l’utilisation de la dualité de la représentation pour
En inverser drastiquement le contenu.
Donc, quand le contenu ne se réfère plus au visible,
Il existe un saut radical de l’image au concept
De l’extérieur à l’intérieur. »
Sturtevant, The Razzle Dazzle of Thinking, éd. MAMVP/JRP-Ringier, 2010, p.73

©2012, pour http://www.jagnaciuchta.com/