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Spirit of Ecstasy

Okay, okay... De nombreux commentaires nous signalent que ce livre est une exposition. La question du pourquoi reste en suspens, je vais donc tenter d’y répondre dans un style approprié, en passant les présentations.
La littérature, et notamment la littérature descriptive, ou, dans son genre le plus pur, « naturaliste » à laquelle David Evrard fait une ribambelle de clins d’œil, possède ce pouvoir caché de faire émerger des images dans l’esprit du lecteur. Dans un mouvement désynchronisé, celui-ci appréhende mentalement des formes, senteurs, gestes, voix, etc. Cette succession de sensations illusoires s’assimile à un trajet, et il ne faut qu’une petite torsion pour voir apparaître un lien : une succession d’images psychiques, au même titre qu’un dispositif conceptuel, pourrait créer une exposition dans le white cube, l’espace vierge, disponible et idéal des cerveaux. Les visions créées par un texte auraient des similitudes avec les expositions et les œuvres non réalisées : elles seraient des œuvres conceptuelles en puissance.
Spirit of Ecstasy est une succession de descriptions de situations, de sculptures, de bâtiments et de paysages fantastiques dans lesquels les personnages semblent envahis par le doute, les questions sans réponses, assommés par un avenir incertain qui les pousse à l’action débridée et l’improvisation continue, à la fuite en avant. Le free-jazz n’est jamais très loin, le « No Future » du punk non plus, chacun vit pour soi, et en dehors du groupe de partners in crime, le monde est soit une nature parfaite (endroit où les forces cosmiques se manifestent), soit un trou béant. L’homme n’a qu’un but : construire le chaos, l’assemblage des contraires, dans une recherche effrénée du fun qui s’assimile à une lutte. Le groupe trouve sa cohésion dans l’instinct de meute, pur produit de la survie, autant que dans l’amour entre les êtres.Il n’y a pas lieu alors de parler de post-exposition. L’exposition est tout, l’exposition est le carcan de toute chose : la chose elle-même, sa communication et sa représentation. Le délire, le verbe, l’hallucination, l’intelligence peuvent devenir des expositions et (plutôt de mon point de vue malade que des intentions que je prêterais maladroitement à David Evrard) les noms de rues, les psychologies, les auras, les jouissances peuvent former des expositions. L’exposition devient cosmologie, principe vital, l’épopée des mythes fondateurs, les aventures des dieux et la marche de l’univers regroupés en un chant.

Ici l’objet littéraire est polymorphe, Wikipédia est un ami comme l’est le mensonge, et l’illustration est aussi destructrice que le rictus. David Evrard égrène dans des enchainements rocambolesques les références à l’histoire de l’art ou de l’automobile (vieux réflexe de bon élève ou addiction à la trouvaille), les scènes d’orgie sous acide et les discussions de quatrième partie de soirée.
Car le fléau mais aussi le meilleur des prétextes reste bien, comme toujours, la drogue. La substance adolescente qui permet aux discours argumentés de se superposer aux visions d’extra-terrestres est omniprésente. Tout devient une clé, la métonymie d’une profondeur, d’une sophistication, d’une pertinence toujours proche mais glissant entre les doigts. Nous revenons donc au concept, à l’éloignement de la réalité, mais aussi à une production littéraire construite sur un système qui lui permet, comme à ses personnages, tous les excès. Et peut-être, pour me contredire une dernière fois, le propos n’est-il pas l’exposition, la post-exposition, la littérature ou le concept, mais bien la sculpture : l’œuvre « contre laquelle on se cogne » et qui est constituée d’ajouts. A la fois l’esthétique du choc et du frontal, et celle du regard qui serpente, qui s’infiltre et qui entoure. Ici le massif apparaît grace à un détail ridicule, une virgule, un trou, un épi qui y sont ajoutés.
L’esthétique du zoom, des plans larges et des décadrages appartient  à toutes les productions de David Evrard. La construction n’est possible qu’à partir du moment où les modes de perception sont changés: où l’on perçoit ce que les autres ne perçoivent pas d’une part, et où le délire autorise tous les collages. A travers ce prisme hautement romantique, les élaborations littéraires et plastiques deviennent dépendantes d’un état. L’auteur et le lecteur/spectateur se rejoignent par des symptômes.
Avec toutes ces conditions, la sculpture comme le roman ne peut pas faire autrement que de devenir un « truc », un « machin », un objet non-identifié, qui traine comme une malédiction les récupérations (d’autres « trucs ») qui l’ont fait naître. Bref une pratique fascinée par le gigantesque  des plus grands châteaux et des paysages imaginaires, invisible et tapie dans une cave, qui ne supporte aucune intrigue ni anecdote, façonnée de réflexes et de spasmes.

David Evrard, Spirit of Ecstasy, collection “Monographies & livres d’artistes”, BlackJack editions, publié avec Komplot, 2012
avec les comme protagonistes et contributeurs : Anne Bossuroy, Jean-Daniel Bourgeois, Isabelle Copet, Jonathan de Winter, Jenny Donnay, Lucie Ducenne, François Franceschini, Jonas Locht, Xavier Mary, Gérard Meurant et Nicolas Verplaeste.

 

©2012, pour la revue L'art même n°58