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« J'ai une idée. Ce boulot peut prendre toute la surface que tu m'as proposée. Ça implique une performance, pendant le vernissage. Cette performance va laisser des traces. On a besoin de quelqu'un du coin qui manie le fouet. Il/elle va circonscrire l'espace en faisant claquer ses fouets... Ça devrait laisser des empreintes ou déplacer des objets dans l'exposition. On en décidera plus tard, après avoir discuté un peu avec la personne qui fait la performance. Le « fouetteur » sera invité à s'exprimer et à utiliser sa technique pour améliorer l'exposition, en remplissant l'espace de sa présence et de ses gestes.Le communiqué de presse ne devrait pas donner le nom du « fouetteur », car je pense qu'une partie de la force de cette pièce réside dans son effet de surprise, qui peut être perdu si le public s'attend à un spectacle. Tu peux dire qu'une performance aura lieu dans la soirée, qui parlera de la délimitation de l'espace d'une façon physique et auratique. »
Voilà, c'est tout ce que Giorgio Sadotti nous a donné (Dorothée Dupuis, de Triangle, et moi-même), pour sa performance. Le soir du vernissage de The True Artist à Marseille, peu importe finalement de savoir que nous ayons fait venir Fanny Grüss, la meilleure sur le marché, qu'elle soit arrivée avec deux fouets de six mètres de long, et que le public, bien que tenu à distance, ait eu très peur et les oreilles qui bourdonnent. Car l'intérêt caché était de proposer un scénario à moitié terminé, laissé libre aux organisateurs et à l'actrice, saupoudré de quelques détails énigmatiques. Non content de se moquer de l'espace d'exposition en voulant le remplir d'aura, de tourner en dérision, à plusieurs niveaux, Joseph Beuy
s ou Bruce Nauman entre autres, le divertissement, toute forme de transcendance artistique, et, surtout, de ne rien faire de vraiment fatigant, Giorgio Sadotti nous a bien eu.

Et le pire c'est que nous sommes contents. Le show en valait la peine comme il dégageait son pesant en cacahuètes de sensations fortes, de sensualité, de mise à distance et, réciproquement, inévitablement, de scepticisme.
Giorgio Sadotti est quelque part un vrai artiste des années 80 pour ce qui est de la critique institutionnelle et de l'appropriation, avec en sus un sens de l'humour et du business bien anglais. Il ne se dérange pas à expliquer quoi que ce soit, il envoie des idées, au dernier moment et sous pression, tout comme il tient une exposition avec des pleines pages de magazines de mode déchirées et assemblées par deux. En stratège positivement fainéant et désinvolte, il trouve donc les pubs de Vogue suffisamment belles pour qu'il n'y ait rien à y ajouter. Il a aussi enregistré, par exemple, les sons d'un séjour de 3 jours à New York pendant lequel il s'est interdit de dire un seul mot, de son arrivée à l'aéroport au décollage pour le retour. (Écouter la bande revient à vérifier s'il s'est vraiment tu pendant toute cette durée. Personne n'en a pris le temps, je crois). Il se paie notre tête sur un plateau, c'est ma première conclusion, et je crois que je vais retravailler avec lui, c'est ma deuxième.
On peut analyser les œuvres, une par une, mais aucun système ne vient relier le tout : résumer la pratique de Giorgio Sadotti devient assez corsé. On peut tenter d'y voir comme une attitude, une posture, une méthode, or, sans que les pièces ne se confrontent pour autant, chaque travail vaut par la pertinence du dispositif bien unique qui l'a fait exister, quand il y a dispositif. Donc pas de pratique cernable. Seulement, un fil directeur apparaît dans une capacité à mettre en jeu artiste, producteurs, acteurs et public : une prise en considération de tous les rôles ou jeux individuels qui entourent une pièce, y compris sa communication.

Comme si la recherche n'allait pas en se creusant, mais en s'étendant on ne sait où, en se diluant, en se faisant à elle-même des croche-pattes pour semer les attentes des commanditaires et du public.

Pourtant, dans l'action, ce qui m'épargne toute angoisse reste un penchant de plus en plus vertical à considérer qu'un flou dans les intentions d'un artiste peut être de bonne augure. Après tout, ce qu'un artiste voudrait dire en dehors de son travail, ses propres commentaires, sont parfois usant. Et en l'occurrence, l'absence déterminée de complaisance narcissique de Giorgio me plaît bien : pas de style, pas de forme fixe, pas d'explications. Pour résumer, un peu de silence ou de faux semblant peut suffire. Cette attitude devient d'ailleurs la seule qui reste à Sadotti. Le système est clos: à un moment donné l'artiste peut se trouver lui-même au défi d'expliquer son propre travail.

Alors, en poussant, un travail vaudrait aussi par les paradoxes qu'il induit. Parce qu'une œuvre de Giorgio n'est pas pédagogique : elle développera par sa richesse des thèses antagonistes. Tout se lie donc : elle provoque le doute chez celui qui la montre, doute assumé, mais aussi, fatalement et encore une fois, un blocage quand on passe à la critique. Bluff, austérité, surenchère, soumission, facilité, implication physique, références grossières, astuces stylistiques, manipulation, font quelque-part un ensemble indémontable. Et j'en arriverais vite à affirmer que, parfois, une pièce ou une pratique ne s'expliquent pas, parce que certains travaux ne veulent pas se (faire) justifier.

Troisième conclusion : il apparait qu'à l'heure où la médiation de l'art est un enjeu réclamé, il devient presque mission impossible de défendre certaines pratiques, celles qui sont à la fois sur le fil et coupantes, dont l'agressivité et la pertinence proviennent d'une indétermination, qui revendiquent le mutisme, l'oscillation fébrile entre la compromission et la critique, l'auto-dérision dénuée de provocation, manières qui valent parfois pour les pratiques dites post-conceptuelles, dont fait partie celle de Giorgio Sadotti. Laquelle faisait si bien grincer le demi-propos de l'exposition The True Artist.

 

 

pour la revue Particules, Paris ©2008