|
|
---|---|
|
Du jazz
Nous
savons que la notion d’aléatoire est sans cesse
questionnée dans les arts visuels, d’un point de vue
historique ou contemporain, et qu’elle s’applique
également à la musique, tant ancienne qu’actuelle
– ne serait-ce que parce que l’écriture
musicale traditionnelle se soumet à son interprète
et que ce dernier reste incontrôlable. Le compositeur,
lorsqu’il signe une œuvre, la jette dans un trou
béant. D’autres individus auront à mettre en
chair ce qui demeure un programme, transformer un texte en
événement. l’auteur en improvisateur La
question de l’auteur constitue une pierre angulaire pour
toutes les musiques, notamment celles ayant un ancrage
traditionnel. Si Bob Dylan ou Gustav Malher sont des auteurs
avérés, il n’en va peut-être pas de même
de Miles Davis ou Sonny Stitt… Le jazzman se définit
rarement comme tel dans les faits, privilégiant la plupart
du temps l’improvisation à la composition. Le thème
– la mélodie principale et sa grille harmonique –
sur lequel un groupe s’accorde est suivi d’une période
plus longue d’interprétation dans laquelle chaque
musicien, successivement ou simultanément, vient
improviser, broder ses mélodies et rythmes propres. Et
Ornette Coleman de déclarer : « Le musicien de jazz
est probablement la seule personne pour laquelle le compositeur
n’est pas un individu très intéressant, dans
le sens où il préfère détruire ce que
le compositeur écrit ou dit. ¹» le héros et le groupe : la place du sideman La place de chaque musicien mérite elle aussi quelques éclaircissements. Si le jazz permet à de nombreux héros de faire surface, de montrer leurs talents au cours de ce qui s’apparente presque à des joutes d’idées, de style et parfois de virtuosité, sa culture s’appuie avant tout sur les hommes et femmes de l’ombre. Hors-champ, les sidemen – ou sideplayers – n’apparaissent pas sur la pochette. A priori interchangeables, les bassistes, batteurs et pianistes sont pourtant connus et respectés par la communauté au même titre que les solistes, sous les feux de la rampe. En pratique, les sidemen ont autant de temps pour improviser que les leaders, et un connaisseur pourra reconnaître entre mille les accompagnements d’un Tony Williams ou d’un Al Haig. L’accompagnateur reste « en dessous » du soliste. Il lui répond, lui lance des propositions ou des pièges de sa tanière. Ainsi, malgré une apparente hiérarchie et une distribution des rôles bien définie, le sideman est, autant que le soliste, responsable de la musique qui arrive jusqu’à nos oreilles. Improvisation collective donc, où la modestie, voire la disparition, acquiert la même importance que le monologue, et où les joueurs à l’arrière-plan possèdent la même marge de manœuvre que celui ou celle occupant le devant de la scène. Conséquence directe : lancer une phrase équivaut à ne pas se prononcer. Le dialogue prime sur le discours, l’écoute sur la parole. le moment et l’enregistrement Si chaque jazzman est responsable de ce qu’il produit, il est rarement le digne gestionnaire de la musique qu’il laisse derrière lui, celle-ci ne formant qu’un ensemble de résidus existant par défaut : soit sous forme de captures, soit comme résultats d’une multitude de prises en studio, de tests et autres essais. Ce n’est sans doute pas un hasard si le jazz est né et s’est développé parallèlement aux techniques d’enregistrement moderne. Musique de la trace ou de l’acharnement en studio, il est diffusé au moyen de sa reproduction mécanique, alors que sa dimension live reste paradoxalement sacrée. Nous pouvons alors le qualifier de musique performative dans le sens où il n’y a de jazz que celui qui est joué à l’instant T, et en déduire le fétichisme lié à chaque enregistrement. Il n’a ni avant, ni après, et tant que le geste n’apparaît pas, ce n’est pas la peine d’en parler. Dès lors, le compositeur ne peut rien léguer d’autre qu’un moment et une bande sonore. Une partition pour big band de Duke Ellington jouée par un autre orchestre aura une couleur et un groove totalement différents. Dirigeant les grandes fresques de Charles Mingus, Gunther Schuller nous donne à écouter quelque chose d’étrange : du Charles Mingus sans Charles Mingus, une musique fantôme. Disons que le « programme » du compositeur classique résiste avec plus ou moins de réussite à ses interprètes, quand celui du compositeur de jazz n’est pas conçu pour durer : il anticipe ses déconstructions futures. Il fait aussi les frais d’une sorte de version originale soit disant insurpassable… le spectateur comme « cinquième musicien » Comprendre le jazz requiert une gymnastique mentale singulière. Si, la plupart du temps, celle-ci démontre à l’auditeur sa position passive, en jazz, ce système est inversé. Le jazz s’écouterait activement. C’est pour cela, à l’instar de nombre de musiques populaires, notamment noires, que l’on considère l’auditeur comme un musicien supplémentaire, même s’il demeure silencieux. C’est au spectateur de combler les vides et de voir de quelles façons l’improvisateur, dans son chorus, déjoue par la personnalité de son vocabulaire et moult pirouettes, le thème de base ou la configuration initiale. L’ensemble stimule une empathie particulière envers les musiciens mis au défi. Le jazz vise alors une sorte d’identification directe entre l’auditeur et les musiciens. Ce que le spectateur sait moins, c’est que le jazzman, même dans un état de concentration et d’attention extrême, joue en grande partie sur ses réflexes et que, bien plus que ses inventions sur le vif, ce sont eux qui vont alimenter son vocabulaire. Il y a dans l’improvisation une part destinée à ménager un temps permettant de réfléchir à la suite. Elle s’apparente à un jeu intime et collectif (avec les autres musiciens et l’auditeur), à une épreuve à laquelle on se soumet, mais aussi à une tentative de faire dévier un contexte, soit au moyen de la décoration, soit de la destruction. Le silence se remplit de motifs aventureux, d’énergie vindicative ou pasteurisée. Cette part de bluff, ce faire-avec, l’ornement travaillé de longue date tout comme un potentiel de dévastation, sont les nœuds dans lesquels se situe l’improvisation. Sans se mettre en danger, l’improvisateur montre ce qui l’entoure, en joue, plutôt que de chercher à focaliser notre attention sur un objet réfléchi et fini. L’appropriation de thèmes, de mélodies, de structures harmoniques, de motifs, relève du vol et revêt ainsi un caractère militant : utiliser collectivement ce que l’on n’est pas autorisé à prendre, détourner, spolier, tourner en dérision ou embellir ce qui est déjà là. Et si le jazz nous fait entendre en grande partie un bluff, basé sur la répétition de réflexes et de formules apprises, c’est que, loin du danger souvent relié au fait d’inventer sur le vif, il s’agit aussi de ne pas jouer, de délibérément répéter de la façon la plus précise, comme un aveu d’échec ou par facilité. la musique comme décor ? Le
jazz est souvent utilisé comme musique d’ambiance.
Les improvisateurs pouvant se relayer sur des durées
infinies, cela en fait un objet parfait pour meubler le silence.
Succession illimitée de motifs, le jazz assume un rôle
décoratif dans sa structure-même. L’univers
feutré du club, sombre et enfumé, auquel on
l’assimile, participe de cet imaginaire, d’un décorum
nourri par plusieurs générations de critiques et
d’amateurs. Parce qu’ils en percevaient
l’intelligence, et que, dans les années 1950 et 1960,
la compréhension ou non d’un phénomène
culturel était discriminatoire, cette génération
a inconsciemment fait du jazz la musique de la nouvelle
bourgeoisie.
¹
Ornette
Coleman et Jacques Derrida, entretien croisé réalisé
par Thierry Jousse, « La Langue de l’autre », pour la revue Volume n°4 ©2012 |