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«Je trouve plus intéressante une analyse directe, sans les références du poster. Et je suggérerais que vous le preniez vous-même en photo, où il se trouve en ce moment, dans son nouveau contexte, dans votre chambre.»


Un pan de la pratique d'Ella Klaschka n'est peut-être pas conçu pour des expositions, encore moins pour l'intérieur des cubes blancs. L'artiste, en effet, produit principalement des multiples à faibles tirages : magazines en noir et blanc, posters de petits et moyens formats surtout. La vidéo est son autre médium de prédilection.
J'ai faim, j'ai froid est un poster d'un mètre de large sur un papier satiné blanc assez épais sans être rigide. Il s'agit donc d'une édition d'artiste. Ça ne peut pas, aussi, être autre chose. Cet objet privilégie donc une contemplation en privé.
Il est imprimé en noir et blanc et constitué d'une image et d'une phrase très courte, cette dernière disposée sur deux lignes. Elle, ajoutée à une homogénéité dans la texture d'impression, nous informe qu'il s'agit du recadrage de deux éléments à l'origine cote à cote : pas de découpage apparent. Les éléments sont fortement tramés et de fines bandes verticales plus foncées sur l'image indiquent que la pièce finale a nécessité des processus de reproduction, photocopies ou images scannées, agrandies, qui ont peut-être aussi été photocopiées, scannées ou photographiées à nouveau pour faire apparaître ce type de grain particulier, cette perte de définition qui pose en même temps un filtre, un voile entre le spectateur et l'image, à la fois brut et très travaillé.

De nuit deux jeunes femmes marchent vers nous. Elles sont dans une ville. Elles ont les mains dans les poches. Leurs habits et la voiture datent la scène dans les années 80 ou une mise-en-scène de cette période. Le personnage de gauche, plus petit, regarde par terre d'un air pensif, quand celui de droite regarde sur la droite en souriant vers l'extérieur du champ. Certains reconnaîtront à gauche une actrice un peu célèbre maintenant.
Si cette photographie n'a strictement aucune valeur informative en tant que telle, on peut se poser la question de son origine. Il semble très étrange de prendre à bout portant deux personnes en train de marcher vers le photographe, sans qu'elles n'aient l'air de s'en apercevoir. Il s'agit donc, par déduction, d'une image tirée d'un film, d'une scène jouée dans une fiction.

Bien entendu j'ai fait mon enquête sur cette image. Elle vient d'un livre sur le cinéma féministe. J'ai faim, j'ai froid est en fait le titre d'un court métrage de Chantal Akerman.

Le décor extrêmement normal et nocturne qui entoure les actrices devient inquiétant, et la trame du scanner va créer de très légers barreaux sombres sur les personnages, ou plutôt entre les personnages et le spectateur. La photocopie, accentuant la lumière artificielle, va faire émerger de l'obscurité les visages des protagonistes, les faire rayonner.
Mais surtout le texte est un appel de détresse qui se heurte au sourire d'un des personnages, tout comme il est absorbé dans l'air rêveur du deuxième. Texte et image viennent se confronter et se compléter, donnant un caractère de slogan, de titre, de légende, de notice aux mots. Plus simplement la phrase apparaît comme dans une sorte de bulle qui, en bande-dessinée, contient les pensées dissimulées des protagonistes, dont font peut-être partie le spectateur ou l'artiste.
Le naturel des actrices crée encore de l'étrangeté. Les différents niveaux d'existence de l'image (scénarisée, jouée, filmée, capturée et gelée, reproduite à titre documentaire puis reproduite à nouveau, agrandie, déplacée pour changer de statut et devenir un multiple d'artiste) forcent un regard décalé, impossible à focaliser. Pourtant le spectateur est ici complice et/ou voyeur.

J'ai faim, j'ai froid prend vite un caractère militant par ce qu'il montre avec modestie. Portrait de femmes, actrices, pris sur le vif dans un espace public factice, hors-champ des lignes de regards, élément sorti du contexte du tournage, d'une trame narrative, appel cru de détresse énonçant des besoins fondamentaux, solidarité, démultiplication mécanique, dissémination commerciale sans ambition, raretés, exposition poussée vers les espaces privés, montrent seulement la complexité de l'empathie et du secret.

 

Ella

©2009, pour Pétunia