Collatéral, la spécultation par l'asymétrie Liz Deschenes, Sam Lewitt, Scott Lyall, Sean Paul, Eileen Quinlan, Blake Rayne, Nora Schultz et Cheyney Thompson étaient cet été au Confort Moderne de Poitiers
Il y en a qui aiment que l’art parle d’autre chose que d’art. Le spectateur anonyme prend alors régulièrement sa petite soupe de philosophie, de sociologie, ses leçons d’urbanisme, de sciences politiques ou physiques... La capacité de l’art à investir différents champs d’expertise est, en effet, assez excitante tant qu’elle suscite des découvertes, mais que se passe-t-il quand le spectateur n’éprouve aucun intérêt pour ce dont on lui parle ? Enfonçant une porte grande ouverte avec gaillardise, je serais tenté de dire que de plus en plus, les lieux qui montrent l'art, évitent de me parler directement de ses enjeux. En effet, dès sa déclaration d'intentions, rédigée par un ami des artistes (Garreth James) sous le pseudonyme Storm van Helsing, puis déroulée en vidéo comme une pièce autonome, Collatéral s'interroge et sape joyeusement nos convictions de base en assénant la question « Pourquoi demander que les gens se mettent en groupe ? ».1 Ce qui est ciblé c'est bien sûr le jeu des étiquettes, des mouvements, des catégories, des définitions arrêtées. La question s'adresse autant au monde de l'art que, dans dans une vision plus large, à la société ou aux écoles de pensée. Et par extension elle remet en cause l'utilité et l'efficacité de tels groupements. Si les artistes de Collatéral se connaissent et s'apprécient, ils ont aussi des recherches aux préoccupations similaires. Leur manifeste rend donc possible un double discours, celui de ceux qui, dans un même élan travaillent à se rassembler mais aussi à se séparer, une façon de critiquer, par la pratique, l'idéalisme des regroupements formels, identitaires et l'emphase théorique qui va avec. La preuve est dans le texte : « la proposition d’une identité de groupe à laquelle aucun des membres du groupe ne s’identifie », ou encore « l’idée de ces artistes en tant que groupe prend par défaut la forme la plus vide de l’esthétique relationnelle ». Donc dans Collatéral, le médium devient l’exposition elle-même, ses cimaises, ses caisses de transports, les systèmes de reproduction, la lettre, la lumière, le bidouillage de laboratoire, les collages de toutes sortes. Quand ils assument un manifeste commun, une sorte de cours d'université aride et déjanté sur le concept de théorie dans l'antiquité grecque, ils le tournent en générique de film ou en prompteur. C'est ici la persistance de l'exception qui confirme la règle, jusqu'à l'éclatement de cette dernière ; l'asymétrie comme principe constituant du travail de groupe et des pratiques individuelles. Par ailleurs leurs pratiques opposent une réalité vidée, objectivée, à l'idéal de la fiction. Ça ne raconte pas d'histoire(s). Et ce n’est pas une redéfinition du formalisme, c’est sa continuation butée mais dénuée de tout héroïsme. Il disparaît en effet dès qu'on refuse de « faire bloc ». Séparés, Liz Deschenes, Sam Lewitt, Scott Lyall, Sean Paul, Eileen Quinlan, Blake Rayne, Nora Schultz et Cheyney Thompson ont décidé d'abandonner les cartels pour juxtaposer, de façon méticuleuse et absurdement mathématique, leurs travaux. Collatéral est une expérience collective au même titre qu'elle permet à chacun, de son coté, de fouiller dans ses propres processus d'expérimentation, lesquels sont plus ou moins aberrants ou contraignants. Blake Rayne installe verticalement dans l'espace des pans de caisses de transport noires et obture discrètement notre vison d'ensemble. Une d'elle a été soulevée d'un centimètre d'un coté pour que sa tranche colle au mur : le sol n'est pas à niveau ou le mur n'est pas droit. Les grands autocollants gris de Scott Lyall, parfaitement monochromes, « degré zéro », encore une fois, de l'aplat, collés directement sur le mur, sembleront tous avoir une couleur différente et prendront un moirage particulier en adoptant les moindres reliefs de la surface qu'ils adoptent. L'objet rudimentaire montre la moindre inégalité de son support et pointe les différences lumineuses qu'il y a entre chaque salle. Le travail de Liz Deschenes est plus difficile à appréhender : elle recrée ou utilise la couleur qui sert de fond d'incrustation pour certains effets spéciaux en vidéo, avec des impressions numériques rouges. Difficile de décrire Cheyney Thompson partant dans un pointillisme all over avec quelques tons pastels et des taches minutieuses répétés selon des grilles... Eileen Quinlan manipule le photogramme colorés, à base de pliages et de froissements de feuilles. Sean Paul a récupéré des magazines publicitaires et, après photocopies et agrandissements, produit de grands collages, agglomérats de bribes de slogans détournés. Sam Lewitt rajoute une couche d'hermétisme : des photographies noir et blanc de pièces de monnaie. Nora Schultz : une vidéo mélancolique (un avion traversant le ciel) dans une télé, troublante de simplicité et d'efficacité... Ces sculptures, collages, photographies soulignent leur propre inutilité en revendiquant l'auto-référentialité. L'absence de gestualité révèle une virtuosité secrète, et la technicité émerge en douce dans la précision et la délicatesse des détails. Une élégance se dégage, construite à partir du strict nécessaire, parfois d’un accessoire, ou encore de la sobriété et de l’équilibre créé par quelques proportions et une gamme de teintes effacées. Car l'élégance est peut-être, à un moment donné, de savoir dissimuler toute trace d'égo. C'est là aussi où nos huit artistes ne souhaitent pas imiter la position intellectualiste de leurs pères, les conceptuels américains, et déjouent l'héroïsme dont nous avons parlé plus haut. Ils en gardent juste la rigueur (et l'humour). Ils demeurent aussi conscients de leur autisme léger, du caractère hautement décoratif, « fashionable » de leurs objets, et du commerce dans lequel ils s’inscrivent. La modestie des postures apparaît alors dans la forme, dans l'incohérente cohérence des ensembles. Car ici, à l'inverse du « brillant », la matité vise à ne pas embarquer le spectateur dans des leurres : pas de glacis, pas de superpositions, pas de flous, pas de jeux de miroirs directs, une lumière sobre et uniforme.
1 J'ajouterais « Pourquoi demander que les œuvres, les pratiques, se mettent en groupe ? ». 2Là où l'art rejoint la métaphysique, et les problèmes de catégorisation ou d'insertion dans le réel.
Collatéral au Confort Moderne, Poitiers, été 2009 Commissaire : Yann Chevallier
pour la revue Particules n°26 ©2009 |