Entretien avec Emilie Perotto (pour le catalogue Avec des si je coupe du bois, éditions P, 2009)
L'absence de grandiloquence ou d’orgueil, qu'on ressent même à travers leurs photographies, m’a d'abord intéressé dans les sculptures d’Émilie Perotto. Le travail d'Émilie est extrêmement simple, sans enrobage, je dirais même biographique. Une biographie camouflée car faite d’emprunts à des éléments que le spectateur ne connaît pas.
D : Tes travaux sont très complexes parce qu'ils impliquent une question qui me préoccupe souvent : celle de la pratique, parce qu'ils renvoient surtout à eux-mêmes, à leur mode de production. É : Cet aspect autoréférentiel vient de la façon dont j’en suis venue à la sculpture. En 2003, quand j’étais encore à l’école, « l’économie des moyens » était une formule très à la mode. J’étais plus à l’aise en volume, et je voulais reprendre les choses à zéro : faire table rase de tout ce que j’avais tenté jusque-là. Il m’était évident que si je voulais faire du volume, il fallait commencer par essayer la sculpture avant même de penser installation, environnement. Donc, je me suis posée des questions simples : comment ériger une forme, comment faire qu’elle tienne debout, qu’elle devienne sculpture, comment définir une zone-sculpture, comment faire d’une zone une sculpture. Toutes ces questions qui m’ont amenée à penser la sculpture comme conquête de territoire. Pour éviter de rajouter des éléments inutiles, je faisais en sorte que le système de fabrication soit visible, et nécessaire aux « imaginaires » suggérés par la forme. Donc, je travaillais avec la matière brute. Des plaques de bois que je pouvais assembler simplement, et travailler seule, avec de petits outils faciles d’utilisation. Comme je ne savais pas trop ce que je cherchais, cela me permettait de rater et de recommencer sans que cela soit un problème. Et comme je me ratais souvent,tous les essais manqués étaient importants, comme témoignages de pratique. Mettre en avant les systèmes de fabrication était fondamental, je ne pouvais pas me permettre de tricher, en peignant, en recouvrant le bois brut. Alors j’ai dû apprendre à connaître mes matériaux, à inventer mes propres virtuosités pour élargir mes possibilités. Ça explique cet aspect « sans enrobage » du travail. Quant à l’idée de témoignage de pratique, elle vient de la façon dont j’examine les chutes de sculptures que je conserve. À chaque fois que je dois les manipuler, c’est comme un jeu de piste. Je tente de me rappeler de quelle sculpture chacune est issue et souvent j’y trouve des traces de plusieurs travaux. Il y a eu des époques où je ne produisais rien de bon, et où les seules traces de mon activité étaient ces chutes. D : Donc tes pièces sont faites de, montrent, les ratages qui les ont précédées. Ce sont presque des accumulations de repentirs, même si elles ont leur sens en tant qu'objets finis. É : Oui et cela rejoint la notion de pratique. Beaucoup de morceaux de bois que j’utilise ont une histoire particulière et une valeur ajoutée par ces traces de vécu dans l’atelier. J’en conserve certains comme des objets précieux, jusqu’à leur trouver une place dans une sculpture. Pour en revenir à la notion biographique, voire autobiographique, elle existe à deux niveaux dans le travail. Le lien que j’entretiens aux matériaux et aux outils est présent, et il est doublé par certaines images que j’utilise dans les sculptures et qui m’apparaissent comme sorties de nulle part. Avant, je refusais ces « apparitions » au profit de directions plus concrètes, plus en lien direct avec la sculpture, l’histoire de l’art, l’actualité. Aujourd’hui, j’accepte ces images mentales et les utilise.
D : De quoi est constitué cet imaginaire ? De paysages ? De gestes ? De moments ? Ces flashs ajoutent un peu de « mauvais goût », par des références à des évènements qui te sont proches ou des anecdotes. Dali faisait ça aussi... Par contre, avec ce principe, les objets deviennent assez autonomes, c’est-à-dire assez impertinents aussi. É : Même si a posteriori je peux décrypter ces images mentales (souvent des paysages, parfois des objets) comme autobiographiques, ce qui m’intéresse c’est de les utiliser au niveau sculptural. Je me sers d’une certaine « surréalité », plus pour brouiller les pistes d’une unique interprétation, que pour révéler. Si une représentation d’un bout de sol occupé par 3 champignons peut simplement se retrouver sur un four à micro-onde qui sert de vitrine à une représentation d’un crâne humain de 3/4 de dos, alors tout est possible ! Si le regardeur accepte ce qui sort de ses normes, alors peut-être peut-il regarder le monde d’un œil nouveau ! D : Tu parles donc avec détermination de conquête. Mais qu'est-ce qui doit être conquis ou envahi, en dehors de ta propre liberté ? Où et comment la sculpture intervient-elle ? É : Oui effectivement, j'ai beaucoup parlé de conquête de territoire. Mais je crois que maintenant ce terme n'est plus très juste. Il est d'avantage question aujourd'hui au sein de ma pratique de définir un territoire, ou d'occuper un territoire, plus que de conquérir quoi que ce soit. Je me sens moins dans un position d'attaque qu'auparavant, mais plus en position de résistance, que ce soit face à l'espace, mais aussi face aux conditions de travail d'un artiste. Bien qu'il soit facile de comprendre qu'une sculpture est une altérité face au regardeur, et aussi une présence physique empiétant sur un terrain qui n'est pas le sien (mais celui du lieu d'exposition, ou celui du visiteur, etc), en faire l'expérience m'a amené à passer un cap : je fais de la sculpture pour créer de la confrontation.
©2009, Editions P |